Le goût de l'expérimentation à Rennes
Par Carole Troufléau le vendredi 24 novembre 2006, 12:06 - Expositions - Lien permanent
Si vous passez par Rennes d’ici au 21 décembre 2006, arrêtez-vous à l’université. Le bâtiment de la Présidence, Campus Villejean, place du Recteur Henri Le Moal, offre à voir une sélection des collections de la Société française de photographie (sous la forme de tirages numériques exécutés par le Laboratoire Janvier, Paris). Explorant le thème des sources des avant-gardes photographiques, Nathalie Boulouch, commissaire de l’exposition, maîtresse de conférences en histoire de l'art contemporain, a sélectionné vingt-trois images provenant de différents domaines, ainsi qu’elle l’explique ci-dessous.
J'ai besoin d'expérimenter, (...) disait Man Ray. La photographie m'en donne le moyen, un moyen plus simple et plus rapide que la peinture.
Le goût de l'expérimentation, dans ce qu'il incarne l'idée d'explorer des possibilités inédites, de s'abandonner à l'intervention du hasard, de déroger aux règles jusqu'à transgresser les codes établis, a souvent été associé à l'esprit des avant-gardes. Or, parmi les sources d'inspiration de Moholy-Nagy, Man Ray et quelques autres qui, au début du XXe siècle, cherchaient à renouveler les conceptions de la représentation figurée, se trouve une photographie produite sans destination artistique : dans le registre des applications documentaires. Les domaines scientifiques de la microscopie, de l'astronomie, de la médecine, ou encore des débuts du reportage, ont en effet fourni une imagerie qui, à la faveur de sa diffusion dans la presse illustrée, s'est transformée en un véritable réservoir de formes visuelles pour les avant-gardes.
Pour ces photographes, il ne s'agira pas de produire une information sur le réel mais plutôt de révéler le potentiel de création plastique et poétique de leur médium. De l'investigation de l'infiniment petit à celle de l'infiniment grand à travers les usages en photographie astronomique, en passant par la radiographie -découverte par Röntgen en 1895- qui fait pénétrer au cœur même de la matière, ils découvrent soudain que le dispositif photographique semble offrir le lieu d'un renouveau de la création optique voire d'une possible métamorphose du réel. Ainsi, les techniques opératoires des protocoles d'observation scientifique mises au point par Foucault, Bertsch, Girard, Monpillard et d'autres en couplant l'appareil à un microscope se muent-elles en processus de révélations formelles. Une iconographie de type scientifique peut alors intégrer le domaine de l'art décoratif, comme en témoignent les agrandissements de substances naturelles (pollens, algues, écailles de poissons etc.) ou de cristallographies publiés par Laure Albin-Guillot, en 1931, dans l'album Micrographie décorative.
La même année, les rayogrammes d'Electricité, un portfolio de dix photogravures réalisé par Man Ray pour le compte de la Compagnie Parisienne de Distribution d’Electricité, faisaient comparer le photographe à un "sorcier" qui "a saisi l'invisible". Révéler une beauté inconnue, saisir des phénomènes qui échappent à l'œil nu ne pouvait qu'attirer l'attention des surréalistes. Les rayogrammes, qui résultent de l'enregistrement d'une empreinte d'objets interposés entre une source lumineuse et un papier photosensible, incarnent sans doute le mieux la manière dont les artistes d'avant-garde ont associé plusieurs sources photographiques : les effets visuels des rayons X où se mêlent transparence et opacité, ceux de l'inversion de l'image en valeurs négatives (ici montré à travers Ravet et Londe), l'invention d'un espace en suspens comparable à celui de la vision en plongée verticale de la photographie aérienne (dont témoigne ici le reporter Léon Gimpel).
S'il ne peut prétendre être exaustif, le choix effectué à travers les collections de la Société française de photographie permet d'évoquer comment, à partir des expérimentations du XIXe siècle, s'est inventée une photographie expérimentale du XXe siècle. C'est dans l'interstice de cette mutation que se lit une définition que l'artiste et théoricien tchèque Karel Teige donnait, en 1922, de la photographie: belle précisément parce qu'elle n'est pas de l'art
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Nathalie Boulouch
Illustration: Georges-A Le Roy, Sur l’Analyse photographique des œufs frais ou conservés. Fig. 3 bis. Note présentée à l’Académie des sciences de Paris, séance du 3 décembre 1917, épreuve argentique sur papier, 22,9x16,8 cm (coll. SFP).