Pascal Hausherr, "Catastrophes" dans La Vitrine
Par Michel Poivert le samedi 27 octobre 2007, 12:52 - La Vitrine - Lien permanent
Fidèle à notre partenariat avec le laboratoire Janvier et l’atelier l’Image Collée, la SFP produit et expose cet automne une image de Pascal Hausherr extraite de sa série inédite "Catastrophes". Toute l’équipe a été séduite par cette jeune femme abandonnée au plaisir d’un soleil radieux et d’une écoute sensuelle. Né en 1957, Pascal Hausherr s'affirme à partir du milieu des années 1990 par un travail alliant autobiographie et mise en scène (dont "Aimez-nous !", 1997 et "Roman conjugal", 2000). Il se consacre aussi au paysage ("Paysage français", 1998-1999 et "Vingt ans après", réalisé au cours d'une résidence d'artiste à Chamalot en 2006). Avec la série "Catastrophes" (2002), il effectue un retour critique à la photographie de rue; suivront, de 2004 à 2006 "De quoi demain", en 2005 "Beijing" (invité à Pékin et exposé dans le cadre du festival DIAF 2005, puis présenté dans La Région humaine au Musée d’art contemporain de Lyon l’hiver dernier); il vient d’achever une série intitulée "GuerreTM". Entretien avec une personnalité rare de la scène française.
— ''Cette image est extraite d'un ensemble intitulé "Catastrophes" et qui déploie une vision de notre quotidien urbain; à en croire le bonheur qui s'affiche dans cette image, cultiveriez-vous, à rebours d'une bonne part de la photographie contemporaine, un regard hédonique sur la ville?''
— L'idée initiale à cette série photographique de 2002 était que tout,
tout de notre monde, de notre univers quotidien — êtres, objets,
situations, etc. —, tout pouvait d'un instant à l'autre présenter les
caractères d'une menace : effacement, désintégration, ou bien au
contraire immanence intenable et permanence désespérante.
Souvent je réagis avec un sentiment d'ambivalence à l'égard de ce que
je perçois, vois ou crois voir. Au fond, c'est certainement aussi
simple que "j'aime/j'aime pas".
Dans cette indécision, qui est comme un flottement au sein même du
désir (j'aime ou je n'aime pas, mais quoi donc au fait ?), je peux
très bien affronter un sujet repoussant — ce qui ne fut pas le cas vis
à vis de cette jeune fille bien réelle, ou alors en avais-je après
l'autisme véhiculé par les écouteurs, les lunettes noires —, et
l'organiser formellement d’une telle manière spécifiquement
photographique que l'on parvienne à l'accepter, non plus comme monde
réel organisé, mais comme pur objet photographique.
Il est vrai que l'aimable sourire consentant de la jeune fille annule
presque, ici, toute dimension critique et ironique, en dépit des
attributs qui me chagrinent (lunettes aveugles au regard, écouteurs
pour un chant inaudible). Restent les lignes du mur qui se croisent
telles une cible au centre même de sa tête.
Oui, bienvenue au paradis, dira-t-on !
— ''Mais en même temps, l'historien de la photographie incorrigible que je suis ne peut s'empêcher d'y voir une nouvelle version de la Blind Woman de Paul Strand...alors n'y-a-t-il pas dans ce portrait de rue quelque chose comme une métaphore inversée de la détresse et de la dureté de la vie, disons quelque chose du côté de la sensualité pure?''
— S'il y a métaphore, elle se situe plutôt du côté de l'œil ouvert de
"Blind Woman" qui nous renvoie à la vision monoculaire de l'objectif
photographique, voire au mécanisme même de l'obturation de l'appareil,
par cette alternance de l'œil fermé/l'œil ouvert, dans l'image de Paul
Strand. Et comme si ça ne suffisait pas, Strand n'y ajoute-t-il pas
ces deux inscriptions (telles deux plaques sensibles) pendues à son cou? Est-ce dire quelque chose à propos de ma propre photographie?
Disons que les choses ne sont jamais là où on les attend; ou bien
mettons que les choses adviennent lorsqu'on cesse, lorsqu'on abandonne toutes les postures qui nous caractérisent. C'est au fond un éprouvant travail de dessaisissement de soi.
Paul Strand est un tout jeune homme de 26 ans quand il fixe cette
femme à New York; en 2002, j'en ai presque vingt de plus. Alors oui,
je suis peut-être enfin d'accord pour que les choses arrivent. Encore
une fois, sur le plein visage de la jeune fille, rosé par l'air vif de
l'hiver, son doux sourire esquissé ne vient -il pas ouvrir tout ce qui
se clôt immanquablement de l'expérience et de l'émotion humaine ?
Alors oui, par-delà le questionnement photographique qui seul me
préoccupe, j'accepte aujourd'hui qu'on y voit une réponse inversée et
sensuelle à la photographie de Paul Strand. Oui, ça me convient que le
spectateur s'y sente accueilli.
— ''Mais je ne voudrais donner un accent trop optimiste à votre travail, en l'occurrence, il s'agit aussi (surtout ?) de "catastrophes"... Où se situe donc ce qui peut procéder d'un regard "catastrophé"?''
— S'il y a bien ce regard, c'est que je suis convaincu que le réel fait
obstacle et qu'il sécrète son propre écran; lequel au fond, en un
prodigieux tour de vice, nous permet d'y projeter la photographie.
Dans le même temps, c'est une perte et un deuil, ce quelque chose d'un
réel abandonné. Je pense sincèrement que c'est à ce moment-là que
s'élabore une fiction, lorsque le doute quant à la réalité du monde ne
nous encombre plus. Là on se retrouve face à sa propre histoire, et
c'est une tête de Méduse qu'on découvre! Je vois la photographie, non plus comme empreinte du réel, mais comme indice de ma défaite ; et c'est la preuve, au fond, que je ne me suis pas fourvoyé. C'est suffisamment épique comme ça pour que ça frôle la catastrophe. De l'ignorance où on est de la réalité du monde sourd parfois un tremblement de joie. Ce tremblement, c'est peut-être le
sourire ouvert et énigmatique de la belle Rousse, comme un
auto-portrait. Flaubert en 1871 écrit ces mots à Tourgueniev:
"J'ai toujours essayé de vivre dans une tour d'ivoire mais un océan de
merde clapote contre ses murs."
Grandiose, non? L'art est ce qui rend le monde impossible…