La nuit espagnole dans l’objectif des photographes

L’actuelle exposition du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia de Madrid ne concerne pas à proprement parler la photographie. Disons plutôt que des photographies y jouent un rôle particulier au sein d’une approche qui interroge certains traits de la culture populaire espagnole dans le contexte d’épanouissement des avant-gardes. Plus de 400 œuvres réunissant 150 artistes s’organisent de façon chronologique pour en proposer la démonstration. La danse s’impose ainsi, avec la tauromachie au second plan, comme le véritable fil conducteur de cette lecture du phénomène des avant gardes sous influence espagnole.

De Lola de Valence qui fascina Baudelaire et Manet, à La Argentina filmée par Marius de Zayas, l’image de la danseuse espagnole dépasse le simple caractère folklorique. Cette figure de la femme espagnole, qu’une édition originale de La femme et le pantin de Pierre Louÿs vient illustrer en ouverture, ne fascine pas seulement cette époque par son charme ; c’est entre autres par sa capacité à mêler l’intrigue à la réalité qu’elle capte le regard. La femme espagnole, sous les traits de la gitane puis de l’andalouse voilée derrière sa mantille, est fuyante, insaisissable. Dans un contexte culturel parisien qui connaissait alors l’âge d’or des cafés chantants, la danseuse espagnole est devenue le motif populaire d’une Espagne qu’on rêvait ensorceleuse et sensuelle.



Si la danse s’est imposée comme l’une des figures particulières du répertoire photographique au-delà du domaine des variétés, c’est que son rapport à l’image fixe sut se doter d’une réelle valeur photogénique. En contradiction avec leur nature même, la danse figée dans un geste et la photographie n’autorisant à celui-ci que le flou pour apparaître, c’est la figure même du danseur que l’image a contribué à caractériser à travers cette tension. Par sa mise en lumière, l’acte chorégraphique s’est enrichi d’un jeu d’ombres et de clair-obscur qui en fit le lieu d’une nouvelle célébration à la dimension quasi-mystique. De Loïe Fuller contemporaine de cette vogue espagnole, on évoquait les « feux follets magiques », le « feu d’artifice ». Ses spectacles laissaient les commentateurs comme Jean Lorrain s’interrogeaient devant tant d’éclat : « Était-ce une danse, était-ce une projection de lumière ou une évocation de quelque spirite ? Mystère ! ». Sur scène se jouaient en effet de nouvelles approches du corps, la danse incarnait une forme de syncrétisme en alliant des mouvements qu’elle voulait revenus à l’essentiel, interprétés des traditions étrangères ou créés de toute pièce selon l’imaginaire de l’époque. Une courte séquence des frères Lumière qui filment en 1900 ces danseurs et musiciens espagnols à l’œuvre, au moment de l’Exposition universelle, recadre de façon documentaire le regard porté sur ces troupes folkloriques se prêtant au jeu du regard étranger. Car cet engouement parisien pour le baile participe d’un goût plus général et hérité du XIXe siècle romantique pour l’espagnolade, cette manière d’adopter l’habit, le style d’un pays qui pour être voisin n’en était pas moins considéré exotique. De la collection Haviland, on peut apprécier ces portraits de femmes vêtues à l’espagnole, Suzanne Lalique par exemple. De l’allure qu’offre la mantille ou l’habit de lumière à la musique qui bouleverse l’harmonie rythmique, l’espagnol s’inscrit dans cette sorte de grammaires des styles qui imprègne le Paris cosmopolite. Comme l’indique l’un des deux commissaires de cette exposition, Pedro G. Romero, « à partir de là, le cante devint peu à peu comme le rock and roll des artistes d’avant-garde » et il souligne que celui-ci « n’était en rien lié au sang du peuple espagnol, ni à la tradition ». Il ne s’agissait pas cependant d’une simple affaire de mode ou de divertissement. De l’ordre de la recréation et de ce fait ouvert à l’expérimentation, ce phénomène chantant et dansant qu’était alors le flamenco trouva une place particulière dans toute l’activité artistique de l’entre-deux-guerres. Métaphore d’une vision de l’Espagne dont on cherchait alors à définir les origines, cette danse délivrait la force primordiale du corps. Face au regard de Rilke, la danseuse espagnole devenait « soudain entière, toute entière flamme », cette image de l’embrasement achevait de consacrer ce phénomène comme un véritable art sorcier.

Les interprétations du motif espagnol à travers ces mises en scène, ces stylisations s’apparentent ainsi à ce qu’Angel González García définit selon ces termes: « …. L’espagnol c’est la nuit. Avec l’espagnol les avant-gardes entre dans la nuit, dans l’ombre. » L’Explosante fixe de Breton sous les traits de Prou del Pilar photographiée par Man Ray n’occupe qu’une place de second rang dans cette présentation, pourtant elle est sans doute l’un des indices forts de ce phénomène dont le mouvement surréaliste constitue l’une des manifestations les plus exemplaires. Dans L’Amour fou, la dimension tellurique de ce corps qui anime l’étoffe trouve un écho étonnant à travers les lignes qui correspondent un peu plus loin à la description du paysage de Tenerife : « Toute l’ombre portée sur la mer est faite des grandes étendues de sable plus noir encore qui composent tant de plages (…) voilettes interchangeables entre l’eau et la terre, pailletées d’obsidienne sur le bord par le flot qui se retire. Sable noir, sable des nuits qui t’écoules plus vite que le clair… ». À l’image de ce paysage, Prou del Pilar concentre cet éclat, ce rapport de force ; par l’effet de contraste entre noir et blanc, elle oppose les valeurs et surtout les dépasse en accédant à un autre espace-temps.




Vicente Escudero, véritable star du genre, posa quant à lui devant l’objectif de Man Ray pour apparaître ensuite dans Variétés, Vu, etc… Le danseur espagnol, dont Van Dongen força le trait ténébreux pour l’affiche de son spectacle, fut aussi le modèle de Weston pour une série dont cinq épreuves sont ici présentées. Comme ce Pablo de Valladolid peint par Velásquez qui fascina Manet lors de sa visite au Prado, Escudero semble de la même manière occuper l’espace sans y prendre appui. Dans la force qu’il donne à l’exécution de sa figure, la photographie vient saisir au plus juste cet effet de tension nerveuse du corps ; l’avant-bras et le mollet dénudés laissent percevoir très nettement les muscles et les veines. À la fois danseur et théoricien du baile español masculin, Escudero a nourri son approche en croisant divers matériaux, des gitans de Grenade aux expériences plastiques de l’avant-garde. Dans son ouvrage Influence du cubisme et du surréalisme dans ma danse, il revenait ainsi sur la genèse d’un de ses spectacles donné à la Salle Pleyel : « …je présentais un baile flamenco-gitano avec deux dynamos de différente intensité en accompagnement. À force de briser la ligne continue que produisait le son électrique, je réalisais la combinaison rythmico-plastique que je m’étais fixée et qui représentait à mes yeux la lutte entre l’homme et la machine, entre l’improvisation et la technique mécanique. » Les expériences cinématographiques d’Escudero permirent de redonner à ses mouvements toute leur fluidité mais la photographie, comme le célèbre portrait aux accents vorticistes de Man Ray le montre, est d’abord affaire d’intensité.

Lorsque García Lorca évoquait Antonia Mercé dite La Argentina, autre star de l’époque, il insistait sur cette capacité qu’elle avait à dédoubler son propre regard. Pour maintenir intact la précision et la grâce de sa figure dans « l’instant pur » comme le soulignait Lorca, ses yeux n’étaient plus en elle mais sur elle ; La Argentina dansait face à elle-même, défiant son propre corps pour mieux le dominer. Cette idée du défi renvoie à un autre motif espagnol, à un autre jeu chorégraphique inscrit celui-ci dans une tradition du mythe méditerranéen du combat avec le taureau, la tauromachie. Elle imprégna aussi la pensée esthétique de l’époque comme le rappelle la référence à Bataille qui voyaient dans ces deux phénomènes « l’expression du désir de l’Impossible ». C’est la superbe du torero défiant la mort qui nourrit aussi le baile. Dans cet absolu, le geste trouve une limite radicale ; à l’apparente raideur d’Escudero sur les photographies de Weston ne correspond pas seulement la cambrure mécanique du danseur de La nuit espagnole de Picabia, celle-ci prend aussi corps dans le Torero mort de Manet. Aux successions verticales du baile, s’oppose l’horizontalité de la mort dont la majesté évoque l’apothéose de « l’instant pur » selon Lorca. À travers cette qualité dramatique, cet impact esthétique qu’il suggère, le motif espagnol a retenu l’attention d’une époque non pas tant pour forger le caractère d’une identité espagnole mais plutôt pour laisser s’en approprier des formes en dialogue avec l’esprit du temps.

LA NOCHE ESPAÑOLA. Flamenco, vanguardia y cultura popular 1865-1936 Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid. Du 21.12.07 au 24.03.08

Illustration : Photogrammes du film La femme et le pantin de Jacques Baroncelli, 1928. DR.

Commentaires

1. Le mercredi 5 mars 2008, 13:27 par Jef

Voilà qui donne envie... J'irai promener Madame avec ce billet imprimé.