Leah Gordon : Kanaval
Par Marion Duquerroy le mardi 6 juillet 2010, 12:45 - Livres, revues - Lien permanent
C’est dans une atmosphère apocalyptique qu’est publié l’ouvrage de Leah Gordon, photographe et vidéaste britannique. Haïti, ce pays dont les images du tremblement de terre sont encore tristement fraiches dans nos mémoires, est la destination privilégiée de la photographe depuis presque quinze ans. Pas de sensationnel donc, pas d’image choc non plus de la pauvreté, toutes ces ficelles lui sont étrangères, mais des clichés du carnaval de Jacmel, ville côtière au sud de Port-au-Prince. Des clichés, des portraits plutôt, en noir et blanc que Leah Gordon prend des acteurs de la fête ; certains la connaissent bien maintenant et posent avec plaisir. Car, elle ne vole pas ces images à l’instantané mais, prend soin d’établir une relation avec son modèle ; son matériel ne lui permettrait pas, de toute façon, une telle rapidité d’exécution. « Je dois mesurer la lumière, régler la vitesse d’obturation, l’ouverture et la mise au point. Mon appareil est totalement manuel. Mes images ont toujours une qualité statique puisque le procédé prend un certain temps. Mais il se créé alors un espace entre mon sujet et moi qui permet de mettre de côté le remue-ménage et d’entrer dans le territoire d’un studio de prise de vue à l’ancienne » explique t-elle. (p.20)
Les hommes à l’image sont déguisés, masqués, enduits de mixture noire, ils crient, chantent, clament des slogans, festoient dans les rues de Jacmel et crachent toute l’histoire du pays. Le carnaval comme intercesseur des violences subies, de l’esclavagisme, des politiques autoritaires, le carnaval encore comme lieu d’expression des violences ou problèmes sociétaux contemporains. Les photographies sont atemporelles toutefois s’en diffusent le vacarme, la musique et son rythme amenant à la transe, l’excitation, la transpiration et la souplesse de ces corps sculptés par des labeurs quotidiennes ; les hommes qui se tiennent debout, devant nous, sont beaux, fiers et semblent oublier, pendant ces quelques jours, la misère environnante.
Le carnaval de Jacmel traverse donc l’histoire haïtienne, la condense et nous la donne à voir. Il est le livre vivant d’une histoire orale que personne ne souhaite oublier et qui fonde les bases de ce pays. Les participants, répartis en groupes, confectionnent leur costume d’une année sur l’autre, répètent, adoptent une posture et une place dans la hiérarchie de la parade.
Leah Gordon. TDR
Le livre n’est pas uniquement un catalogue photographique ; ainsi, fidèle aux idéaux de la photographe, il est ponctué d’essais et de transcriptions d’histoires orales. C’est dans un but et scientifique et pédagogique que Leah Gordon l’a conçu. Pour se faire, elle a convoqué des spécialistes de l’histoire haïtienne, du carnaval, du vodou qui nous éclairent à la fois sur sa démarche artistique et à la fois sur les sources historiques du carnaval tout en nous initiant au vocabulaire créole. Richard Fleming ouvre le bal des textes en nous plongeant directement dans l’univers jacmelien et le travail de portrait de Leah Gordon. Il nous est alors plus aisé d’imaginer la photographe au milieu de la foule - cette foule qui effraie la bourgeoisie haïtienne même – scrutant les costumes et les masques, hélant certains acteurs pour les extraire du vacarme afin de leur tirer le portrait. Donald Cosentino, spécialiste du folklore, revient lui, dans un premier temps, sur le vocabulaire - clef de la compréhension de la parade - et fait un parallèle, par la suite, avec les travaux de Diane Arbus et Maya Deren, deux autres femmes blanches et occidentales qui ont foulé la terre de l’ancienne colonie revenant ainsi, sur l’importance de cette expérience sur leur pensée et travail. Un balayage historique est fait par Katherine M. Smith, replaçant Haïti dans le contexte caribéen et retraçant, de cette façon, l’origine de certains des personnages du carnaval tel le lansetkòd, figure commune aux parades antillaises. « Ils apparaissent souvent par deux pour se glisser dans la foule et prendre leurs victimes par surprise, ou ils se jettent en masse sur les boulevards poussiéreux. L’effet est toujours déroutant. Armés de fouets, de chaines, et de têtes de poupées couvertes de suies. Leurs vêtements en lambeaux couvrent à peine le nécessaire. … Une foule de lansetkòd ressemble à une horde de bestiaux damnés tirés de l’enfer vers Haïti. (p.71). La troupe de ces diables cornus lancée dans les rues de Jacmel, rappelle alors au spectateur l’importance du rôle qu’ils ont joué au sein des sociétés secrètes pour inciter et entretenir la révolte. Mais les lansetkòd, par la monstration d’une masculinité exacerbée, renvoient à l’image des Gédé, famille d’esprits connue pour ces gestes suggestifs et exhibitions sexuelles. Au travers de ce texte, il est alors saisissant de pénétrer dans l’imbrication que forme le vaudou avec le carnaval et l’histoire nationale. Avec l’essai « Possibilités en Représentation », Myron M. Beasley, revient sur l’importance du travail photographique de Leah Gordon comme archivage de la culture orale. Il fait alors le lien avec les nombreux encarts d’histoires orales traduites qui ponctuent intelligemment l’ouvrage et facilitent la compréhension du folklore. Enfin, pour conclure Kanaval, un retour est fait sur le vaudou, ses origines en Afrique noire, son rôle dans la lutte contre l’esclavage et dans l’insurrection, son panthéon. Août 1791, «Les esclaves massacrèrent leurs maîtres et brulèrent les plantations. Pratiquement du jour au lendemain, la vague de rébellion avait atteint les fortifications érigées en toute hâte autour de Cap français … La révolution haïtienne avait commencée. » (p.136).
Depuis, la ville s’est écroulée, les photos ne pourront plus être atemporelle, elles montreront, dans leur arrière-plan, un paysage meurtri. Mais le carnaval reviendra, peut être plus agressif encore, actualisé, doté certainement de nouvelles figures revendiquant fièrement, tout comme cette première république noire l’a toujours fait. Et c’est cette fierté et diversité que nous donne à voir l’ouvrage de Leah Gordon. Ne tombant jamais dans les retords du sensationnalisme, c’est tout le plaisir et la curiosité éprouvés en Haïti qu’elle partage ici avec nous.
Kanaval n’est pas mort. Vive le Kanaval ! (p.11)
Leah Gordon, Kanaval : Vodou, Politique et Révolution dans les rues d’Haïti, London, Soul Jazz Publising, 2010.
www.souljazzrecords.co.uk
On retrouvera une sélection de Kanaval lors de la projection For Intérieur pour la clôture du festival Voies Off à Arles, le 10 juillet, cour de l'Archevêché.