Jean-Luc Moulène : Lieu-dit Fénautrigues
Par Michel Poivert le mercredi 3 novembre 2010, 00:09 - Livres, revues - Lien permanent
Durant l’été dernier, alors que Jean-Luc Moulène travaille à l’impression de Fénautrigues, nous avons composé cet échange qui sera publié dans le Journal de la commande publique.
Le 1er novembre Fénautrigues est sorti (éditions de la Table Ronde/Centre national des arts plastiques). Le fruit de cette commande publique est un ouvrage de 528 pages au format 240 X 280 cm réalisé avec Marc Touitou, où les photographies regorgent de leur encre, un livre en forme de monument, le plus impressionnant peut-être à ce jour, consacré à un lieu-dit de la campagne française. Peut-être aussi, ironiquement, la réponse de l’Etat à l’Etat. D’une commande l’autre : Fénautrigues est le stricte inverse de La France de Raymond Depardon.
Aujourd’hui, alors que Jean-Luc Moulène travaille une de ses plus importantes expositions à New York, Fénautrigues me semble encore plus puissant, après avoir consacré sa terre, la conquête du monde devient possible.
Je signale simplement que l’image d’Artaud évoquée à la fin a bien été retrouvée grâce à nos amis du centre G. Pompidou et que cette intrigante image devrait illustrer notre échange. A moins qu’elle ne joue son rôle d’image manquante jusqu’au bout.
mp : Je découvre Fénautrigues avec un sentiment mêlé : celui d'espaces familiers et d'une étrangeté par définition difficile à caractériser. Mais une chose me frappe et semble constituer une onde qui parcours cet imposant corpus, elle se matérialise par un choix radical du traitement coloré. La domination du couple vert/violet, associé aux bruns et dans un jeu avec des clichés noir et blanc, voilà en résumer ce qui se projette d'une campagne parcourue durant les différentes saisons. J'ajoute que les ciels, à de rares exceptions près, sont d'une grande neutralité, plutôt blanc, comme un fond. Y-a-t-il une recherche d'uniformité à travers cette réduction ou plutôt cette accentuation du spectre coloré ?
jlm : Je dirais qu’il y a une volonté de réalisme, c’est-à-dire une volonté concrète à l’œuvre : d’abord l’observation de terrain et effectivement cet accord vert/violet pour lumière/ombre d’une certaine manière, pour été/hiver, ou pour qui pousse/qui pourri…il y a donc du vrai. Ensuite il y a l’œuvre, le passage à l’image concrète, sa couleur, son impression – aujourd’hui techniquement (avec l’imprimerie Escourbiac) c’est réduction aux points de trames et rouge-jaune-bleu-noir (quadrichromie) ou pixel et rouge-vert-bleu (affichage numérique). Cet accord vert/violet est en quelque sorte la concentration du spectre à deux couleurs « bases ». Le brun est une « non couleur », un mélange matériel complexe souvent innommable. Le blanc lui est d’abord le blanc du papier - la mise en page des blancs est selon la quantité de ciel à l’image. S’ils paraissent uniformes c’est parce que les images de Fénautrigues sont rarement des paysages, mais plutôt des figures sur un fond qui donc est peu présent. J’hésite à indiquer que par expérience le couple vert/violet est l’encodage des images mentales qui, associé aux mélanges corporels (bruns), permet de décrire les visions et hallucinations.
mp : Restons encore sur cette question de couleur, ou plutôt sur ce qui échappe à l’harmonie générale et se place comme en avertissement du livre : des teintes rouges, jaunes, cramoisies ; celles de la viande. Une scène ancestrale, celle du découpage du cochon, d’un corps-à-corps avec le boucher-paysan, qui est et restera la seule figure humaine de Fénautrigues. La scène presque rembranesque, et puis une pièce de viande sur son torchon immaculé, puis deux vues avec cette lumière sombre de cave. Après cela il sera question, souvent, de nourriture, mais par la vision du potager, on y reviendra. Ici c’est la fin de la chaîne de production et le moment où l’image marie le motif de la nature morte (vanité ?) et celle du travail (de l’élevage au découpage), avec cette connotation : la viande c’est la richesse, pour moi cette viande est l’introduction à ce qui va hanter tout Fénautrigues, son accompagnement : le choux.
jlm : Le bonhomme de viande à tête de choux s’en va promenant avec sa baguette de noisetier….. J’ai tenu à commencer par cela. C’est un avertissement en forme de rituel constituant – on tue le cochon aux alentours du solstice d’hiver - je préviens que c’est pas facile pour chacun et tous de se construire un corps de signes (ou un pays) – qu’il y aura des dégâts. Je présente d’abord le bagage nécessaire et minimal : la coupe, quand le souffle, la marche versent et déversent, la première figure hallucinée (à l’œil d’os), ici un jambon frais du jour déjà cuit par l’image, et le noir, ici la cave, le dépôt, l’aube des signes. Ensuite on peut sortir au jour dans le couder (la cour de derrière) et les promenades peuvent commencer. D’abord le tour du village, les jardins potagers et d’agréments souvent le matin ou le soir tard.
mp : Oui, page suivante la promenade peut commencer, et elle va – campagne oblige – être peuplée d’arbres. Lorsque j’ai découvert Fénautrigues, je me suis souvenu d’une remarque que tu avais faite il y a plusieurs années : les hommes d’aujourd’hui savent lire les signes urbains mais ont oublié les signes de la nature. L’homme contemporain sait-il nommer les plantes, les arbres ? C’est la raison pour laquelle, semblais-tu dire, que ton travail était avant tout celui d’une poétique de la ville. Et tu insistais sur le fait que travailler à des images de la campagne était devenu comme la pratique d’une langue rare. A l’aune de cette remarque Fénautrigues m’apparaît comme un renversement.
jlm : Il faut rappeler que l’archive de Fénautrigues – le lieu dit - commence en 1991, et même si la poétique de la ville a pu apparaître comme centrale, je n’en ai pas moins vérifié dans cette campagne, sur le terrain l’ensemble de mes pratiques descriptives. Ce qui aujourd’hui m’a fait décider de cet ouvrage est avant tout politique : je trouvais très problématique le fait que l’art contemporain soit presque exclusivement urbain, quand les campagnes étaient en déshérence, soumises aux pires conditions et une proie pour les populismes. Ce qui à l’œuvre m’a permis ce renversement c’est précisément la variété de mes pratiques : pour faire court des Disjonctions aux poèmes documentés. En effet jamais la figuration n’avait pris l’avant scène du travail; ici le terrain et ces figures sont la logique même de composition de pratiques hétérogènes et discontinues. Ainsi, le même tilleul sera successivement disjonctif, document ou poème par exemple.
mp : Ce que nous voyons de la campagne est difficile à définir, je n’y trouve guère la campagne productiviste, ni à l’inverse un charme pittoresque. C’est une campagne d’alentours, une curieuse périphérie de village, extrêmement familière pour qui possède une attache familiale à la campagne : sentiers, faible déclivité, tout est pétri par l’usage des détours. Une campagne que résume très bien la « figure » récurrente du potager. Je n’avais pas vu de photographies de potager depuis de belles séries d’autochromes début de siècle – avec les mêmes couleurs du reste – le potager est un « site » très particulier, il se donne tout d’abord comme une activité paysanne alors qu’il est une sorte de modèle réduit, souvent l’œuvre d’ouvriers ou d’employés plus que d’agriculteurs. En tous les cas c’est la grande figure de l’économie autarcique. Aussi triviale que cela puisse paraître – mais ici la photographie est reine – le potager n’est-il pas un motif relais entre la poétique urbaine et rurale ?
jlm : Tu as fait le tour du village. Si on enlève habitat et rares habitants, de nature il ne reste que jardins. Ils sont comme un lieu tremplin pour d’autres organisations qui s’étendent au-delà. D’abord les jardins potagers de Juliette Moulène, de Roland Lassalle contigu a un autre abandonné et plus loin le grand jardin de Monsieur Chaudun. C’est cet homme savant (ancien directeur de l’arboretum de Versailles) qui, tel Vasari, m’encouragea enfant à dessiner liant ainsi art et agrément, par contre c’est mon grand père maternel, cheminot qui me donna le goût de ce que je ne savais pas alors être un jardin ouvrier. Je ne crois pas malgré tout que cela suffise à produire les conditions d’une poétique. Le poème est un acte, dans ce cas l’acte même d’enregistrement, il n’y a pas de « poème premier » qui viendrait cadrer des poétiques partielles, adjectivées ou de terrain. Il n’en reste pas moins vrai que le jardin est une figure intermédiaire construite, un lieu d’apprivoisement, de mise en ordre et dont, bien sûr, la figure se confond avec les motifs : lisible.
mp : Oui, bien sur, ce tour par les jardins, c’est exactement cette zone de limite de propriété qui constitue un parcours. Tu parles en termes de soustraction, le parcours est lui-même une façon de découpe de cet espace qui se soustrait à la vaste campagne-monde. Une chose me semble, optiquement, mettre en scène la nature de cet espace, il s’agit de la hauteur même que tu donnes à la ligne d’horizon. On peut voir comme lorsque l’on se met sur la pointe des pieds : un peu plus loin mais jamais à l’infini. Ce qui donne au parcours quelque chose de très familier au sens d’un espace qui se referme sans contraindre. Tu opères pour cela en surbaissant le point de vue, jusqu’à produire parfois de nets effets de monté, je ne peux m’empêcher d’y voir l’échelle de l’enfant, voire, pour les plans rapprochés sur ces sortes de serpents-choux, de tout petit bambin – on disait chez moi « bout-de-chou ».
jlm : Le Bonhomme a encore tout à découvrir, un œil en l’air dans l’étendue orpheline, l’autre jeté dessous lui revient en pleine poire…il voit des choses ! Heureusement pour ces pieds, il y a de belles pentes pour courir en descente… Mais peut être l’argument de l’enfance n’est-il que mystification. Mais tu as raison, les promenades coupent l’espace, le dessinent, empruntent toutes les bifurcations, limites et barbelés, versent et déversent dans la pente le fini d’ici, ce qui s’ouvre et ne s’ouvre pas devant le sillon-caméra. Il n’y a ni infini, ni grand monde, ni retour définitif d’affection. Concrètement j’ai utilisé des optiques et caméras de différentes époques – Chambre Linhoff 4x5inch, Rolleiflex 6x6 cm, Pentax 6x7 cm, Fuji 6x4,5 cm. Le plus souvent les prises de vue sont faites à hauteur de nombril, l’appareil tenu en main ou parfois, quand la lumière est faible, posé sur une pierre, accroché à un arbre, ou encore sur un trépied de branchages. Sur ce terrain un bord de champ arrive vite à hauteur d’œil, un chemin débouche dans la cime des arbres. Nous avons tenté par les images, la mise en page (avec Marc Touitou), par certaines doubles pages de maintenir cette sensation d’un horizon mêlé, sécant, entrelacé au plan du tableau en guise de perspective : C’est un Palais Vert, la retraite des bandits – dans un ciel de sève.
mp : On voit bien les différences de qualité optiques entre les différents instruments, ça peut paraître « techniciste » de dire cela, mais au final, tu n’as pas tellement d’autres moyens que de changer d’instrument pour nuancer, en congédiant les « effets » (cadre, point de vue et tutti quanti) reste les marques distinctives de l’outil. J’observe ainsi des aberrations optiques, des sacrifices de plan intermédiaire, des ombres, mais il est une variation bien plus brutale sur laquelle tu opères : le rapport avec le noir et blanc. Du coup le vieux réflexe passé/présent creuse tout ce que tu appelles une archive ; j’aimerai d’ailleurs mieux comprendre ce que Fénautrigues ( le livre) a à voir avec une archive en tant que méthode aussi bien que dans la dimension biographique de ce long poème anti-épique…
jlm : Ce que j’ai appelé l’Archive de Fénautrigues, c’est ce corpus d’environ 7000 vues enregistrées depuis 1991 au lieu-dit Fénautrigues dans le Lot. Ce n’est pas l’intitulé d’un projet, c’est une pratique discontinue qui s’est accumulée dans un gros classeur par commodité de rangement, de classification. Les planches d’images y sont présentées en original, non coupées et chronologiquement. Il est arrivé un moment ou la somme d’images, l’épaisseur du classeur ne permettait plus paradoxalement l’observation des images à l’unité. Des lignes thématiques, des figures, des types d’organisation, de temporalité ont lentement émergé comme les pierres remontent lors des labours. La chose a alors basculé dans un mouvement réflexif dont cet ouvrage est le résultat : l’intitulé Fénautrigues (le toponyme sur la couverture du classeur) c’est brutalement changé en Sujet Fénautrigues . Et alors que j’avais poussé l’appareil devant moi, plutôt en cueilleur qu’en chasseur, alternativement en noir ou en couleurs, en leveur de signes, en sujet de mes actions, voilà que des signes s’instituaient en sujet à mon endroit ! Etrange paradoxe. Mais encore – Profitons de ta question pour vider l’abcès biographique – Que dit le sujet Fénautrigues ? Il dit : Comment être de quelque part ? Question qui s’ouvrait à moi sous la forme d’un faux manque, comme il y a des faux besoins, en raccord avec mon inconfort au contact de la France - j’avais passé une grande partie de mon enfance en Espagne et au Maroc -. Il faut dire aujourd’hui la vérité : Je ne suis pas d’ici. Il s’agit bien du récit d’une immigration intérieure. Mais revenons a ce qui m’a fait passer de l’archive à l’ouvrage. Tout au long des enregistrements je me suis attaché par la description à connaître ce paysage, à me laisser envahir par ces harmoniques, ces formes de croissance et d’entropie, il fallait que je m’absente le plus possible pour laisser la place aux choses d’advenir, il fallait être absolument impersonnel. Puis le choix définitif des images s’est fait sur leur capacité, non pas à exprimer, mais à se laisser lire, à dire leur fait d’image. Leur ordre suit précisément celui du terrain. C’est comme l’apprentissage d’une langue dans laquelle maintenant quelqu’un (le sujet Fénautrigues) parle. Il a fallu observer, comparer, vérifier ce qui apparaissait d’abord comme un fouillis à peine ordonné musicalement puis le rendre et là, tous les arguments formels et rhétoriques sont bons pour servir l’expérience. Je dirais pour finir qu’il s’agit bien d’un poème épique mais impersonnel, sans grande Histoire ni valeur, sans héros mais habité, un théâtre du vrai. Comme si la hantise, la forte impression et émotion produite par la photographie constituait de fait la forme épique du peu : du peuple des Bouts-de-Choux, des Epouvantés, des Bicéphales, de ceux qui refusent de se taire invisibles.
MP : La figure emblématique de tout cela, tu l’avais en tête ou tu l’imaginais : la photo faite par Artaud, dans le jardin potager de l’asile à Rodez, faite avec le docteur Ferdière en octobre 1943 : Artaud réalise avec une canne, une veste et des feuilles de choux un personnage destiné à illustrer un article qu’il préparait sur une comptine populaire * -,composition de potager qu’il intitule La Femme Roudoudou. Dans la lettre de Rodez du 18 octobre 1943, il raconte cet épisode, et affirme que ces feuilles de choux « représentent le néant ».
Jlm : Cher Michel Voilà bien, finalement, l’ « image en moins » de cet entretien que nous tentons depuis deux semaines pour le Journal de la Commande Publique. C’est cette image que je découvre vers 1974 dans « La Tour de Feu » numéro consacré à Artaud (à Rodez ?) et que je n’ai jamais revue. Nous en avions parlé alors que tu préparais « La Subversion des images ». J’évoquais l’Art Brut, tout au moins la possibilité d’une réfutation de cette histoire culturelle : Y a t il une photographie brute? Qu’en est-il des anonymes? Tous fous ou malades? De représentations ou de corps ? Pourquoi (et comment) Anon. est-il devenu le meilleur « auteur » de l’histoire de la photographie ? On voit bien là aujourd’hui, un gouffre pour la pensée du commun, du politique. Avec cette image d’A.A. nous avions aussi parlé du « Tunnel » que je venais de publier pour l’exposition « Air de Paris » à Beaubourg, du monument en vue rue Cabanis à Paris et de l’auteur de ce plancher : Jeannot. Ou plutôt de l’affront public fait à Jeannot par les laboratoires pharmaceutiques et l’hôpital Sainte-Anne. Nous avions aussi évoqué les phases discursives enchaînant la montée de Miroslav Tichy dans le marché de l’art (à New-York cet hiver - c’est tellement bien l’anticommunisme!). Je n’aime pas ces histoires. Pour moi aujourd’hui, c’est une attention renouvelée à la folie pour l’ancrage politique et social de l’image plus qu’une casuistique historienne. Quant à Artaud, il est heureusement rigoureusement inutilisable, peut être le dernier des modernes. Tu comprends aujourd’hui pourquoi ce livre « Fénautrigues » me tient tellement à cœur. Amitiés Jlm
Nota : Si quelqu’un pouvait me trouver cette photo elle pourrait « illustrer » notre entretien.
- Cf. cat La Subversion des images – photographie, surréalisme, film, ed. Centre G Pompidou, 2009, p.427-428.
Commentaires
Tout simplement superbe ...
Magnifique décryptage du livre et de son sens, bravo !
le livre est magnifique, Merci