Hourra, ''Le Monde'' m’a tuer ! ou Ce que ''Le Monde'' narre.
Par Paul-Louis Roubert le lundi 17 janvier 2011, 16:42 - Editos - Lien permanent
Un vrai cadeau de Noël : dans son édition parue le 25 décembre dernier, le quotidien Le Monde (daté du 26 décembre 2010) faisait paraître un article sobrement intitulé : "Le calotype, somptueux échec", relatif à l’exposition "Primitifs de la photographie" qui ferme aujourd’hui ses portes à la Bibliothèque nationale de France (site Richelieu). On aurait tort ici de bouder son plaisir à la lecture de cette critique dont la perfidie tient dans l’ambigüité d’un titre dont on ne sait s’il porte sur l’objet de cette exposition ou sur sa forme.
Globalement, si la journaliste reconnaît la pertinence du sujet et semble en avoir saisi l’essentiel – le paradoxe d’une technique éphémère et élitiste qui donne naissance à quelques unes des icônes de l’histoire de la photographie – elle reproche à sa mise en forme d’une part une approche "sociologique", centrée sur les usages et découpée en "petits chapitres" mêlant chefs-d’œuvre et images secondaires, et d’autre part la lourdeur d’une "érudition" se traduisant par des cartels "interminables"… l’exposition ne prenant sens que dans sa dernière partie consacrée à la création, où éclate enfin "la qualité formelle des œuvres"… Las !
Mais ne devrions-nous pas, en tant que co-commissaire de cette exposition, nous flatter de nous retrouver ainsi gratifié, puisque ce texte ne fait que traduire de la part du Monde une doctrine pour le moins invariable et qui consiste en matière de photographie du XIXe siècle, à défaire presque systématiquement toute proposition scientifique. On pourra même se féliciter de se trouver ici en compagnie de tous ces projets éditoriaux ou muséographiques qui depuis plus de dix ans ont marqué durablement l’histoire de la discipline en France : l’exposition "Gustave Le Gray" (Bibliothèque nationale de France – 2002), "Le Daguerréotype français, un objet photographique" (Musée d’Orsay – 2003), "L’Utopie photographique" (Maison européenne de la photographie – 2004), "Eugène Atget" (BnF – 2007), "L’art de la photographie" (Éditions Citadelles et Mazenod – 2007), pour ne citer que les principaux. Chacun de ces projets s’étant trouvé éreinté sous la plume de Michel Guerrin en son temps (il est aujourd’hui responsable des pages Culture du quotidien) ou par d’autres*, comme Claire Guillot aujourd’hui, instrumentalisant tantôt Sainte-Beuve, tantôt d’obscurs scientifiques, toujours sur le même motif : foin de la "sociologie", foin des usages, foin de ces conceptions "marxisantes" pervertissant une histoire de la photographie canonique qui doit se constituer uniquement sur les chefs-d’œuvre et les maîtres, lesquels se passent d’explications et plus encore d’une érudition toujours pesante. Hors de la sacralisation, point de salut : invariance d’un thème qui ne veut, ou ne peut tout simplement, considérer l’histoire de la photographie que comme un art intemporel et nie l’évolution d’un domaine qui appelle la définition d’une histoire culturelle. Une permanence dans la critique qui jette le discrédit sur toute autre vision de la photographie que celle qui trouve en ces pages un écho bienveillant, au risque de voir ici l’ombre inquiétante du conflit d’intérêt. Mais est-ce seulement possible ?
Évidemment la presse est fondée à émettre un point de vue critique auquel il est toujours complexe de répliquer, car comme l’écrivait déjà André Gunthert en 2003 à propos de l’Affaire Tournesol, cette réaction est interprétée "au mieux comme un réflexe corporatiste, au pire comme une tentative des moins talentueux de s’exonérer d’un évaluation critique cruelle". Que la journaliste du Monde confonde dans un même mouvement érudition, projet scientifique et ambition pédagogique, n’est pas le plus inquiétant. Au-delà de cette méprise circonstanciée se pose une question de fond dont Le Monde ne peut visiblement pas prendre la mesure en matière de photographie et dont sa prise de position plus idéologique que critique n’est qu’un des révélateurs : peut-on trouver en France un regard critique argumenté sur des projets scientifiques dans le domaine** ? Au moment où la Mission pour la photographie lancée au printemps 2010 par le Ministère de la Culture semble encore s'interroger sur ses moyens comme sur ses buts, force est de constater que ce joli petit monde de la photographie est loin de réunir les conditions d’une saine émulation et que rien ne semble devoir éviter le clivage et l’anomie vers lesquels on se dirige. On ne peut assurément demander aujourd’hui à un journal comme Le Monde en matière de photographie d'accompagner un mouvement que d'autres pays nous envient. L'alarmant n'est pas tant cette critique, qui ne peut être finalement évaluée qu’à l’aune du rétrécissement d’un espace critique inversement proportionnel à la multiplication des offres. C’est l’idée qu’article après article, sous quelque plume que ce soit, ne semble s’exprimer qu’une seule voix au Monde… mais quelle est cette voix ?
(*) Concernant les événements précités on pourra consulter les articles suivants : Emmanuel De Roux, "Le génie de Le Gray éclipsé par ses biographes", Le Monde, 2 avril 2002 ; Michel Guerrin, "Les premiers pas photogéniques du daguerréotype", Le Monde, 5 juin 2003 ; Michel Guerrin, "Anonymes et amateurs entrent au musée", Le Monde, 2 décembre 2004 ; Michel Guerrin, "Atget, l'artisan cache un artiste", Le Monde, 31 mars 2007 ; Michel Guerrin, "Etrange histoire de la photographie", Le Monde, 9 novembre 2007.
(**) Par contraste on observera par exemple, sur la même période, le traitement réservé à l’art du XIXe siècle et qui permet aujourd’hui au musée d’Orsay d’offrir une rétrospective des plus stimulantes sur Jean-Léon Gérôme (Cf. Philippe Dagen, "Gérôme, le peintre qui maudissait l'art moderne", Le Monde, 24 octobre 2010). Pour un point de vue éclairé sur la question photographique on consultera à profit le dossier consacré à la question par L'Œil en novembre.
Commentaires
Tentative naïve de réponse : "la voix de la réaction ?"