Lewis Hine, la photographie comme la sociologie est un sport de combat
Par Michel Poivert le samedi 10 septembre 2011, 09:18 - Expositions - Lien permanent
La fondation Henri Cartier-Bresson propose une sélection d'images et de documents de Lewis Hine (1874-1940) en provenance de la George Eastman House (Rochester) qui conserve le fonds du photographe américain. Donné à Rochester en 1955 par la Photo-League qui était animée par certains de ses élèves (Paul Strand, Berenice Abbott) mais menacée par le maccarthysme, cet ensemble est ici donné à voir par entrées thématiques et il faut avouer que ce n'est en rien la faiblesse technique des tirages qu'on a pu lui reprocher un temps que l'on note d'emblée, mais bien le plaisir et l'émotion face à ces témoignages d'enquêtes sociales réalisées dans des conditions difficiles.
C'est peut-être par un vieux fond de corporatisme que j'ai toujours eu une affection particulière pour Hine : universitaire (sociologue), professeur à l'Ethical Culture School de New York où son directeur et mentor Frank Manny l'encourage a utiliser la photographie en 1904, il est avant tout un réformateur social et un intellectuel qui comprend les enjeux du discours par l'image. Ses grandes enquêtes, à Ellis Island sur la condition des immigrants, au service du National Child Labor Committee lorsqu'il pénètre dans les usines sous un faux prétexte et documente l'exploitation des enfants, constituent aujourd'hui avec l'œuvre de son aîné Jacob Riis (1949-1914) les fondements du documentaire social. Hine, tout comme un Eugène Atget ou bien encore Brassaï mais aussi Walker Evans, n'a pas été un amateur de technologie de pointe, préférant utiliser jusqu'à la fin de sa vie une chambre encombrante, surtout lorsqu'il s'agissait de travailler dans une foule, dans la quasi obscurité ou bien encore pour son seul ouvrage de 1931 intitulé Men at Work, sur les cimes des gratte-ciel en construction.
Cet archaïsme technique est toujours au service d'une image composée et non volée, composition qu'il maîtrise non seulement en termes formels grâce à une solide connaissance de l'histoire de l'art mais aussi en n'hésitant pas à faire poser ses modèles. Pour Hine, il s'agit toujours et avant tout d'un discours militant qui ne participe pas du monde de l'information au sens journalistique du terme. Il cherche, comme avec ses enfants perdus au milieu de machines gigantesques, à déclencher une réaction compassionnelle, à produire ce sentiment qui sera suivi par la prise de conscience. Le théâtre de la souffrance sociale est une tragédie moderne qui nécessite des stéréotypes, des figures, des situations, des confrontations symboliques : une didactique. C'est le côté brechtien de Hine, et ce qui le dissocie fondamentalement de l'image choc qui deviendra le ressort du photoreportage de la génération suivante.
Pour forger cette photographie documentaire dans les marges de la méthodologie de l'enquête sociologique, Hine savait toute l'importance qu'il fallait accorder aux courants les plus novateurs de l'art de son époque. Il faut donc rappeler que Hine emmenait ses étudiants dans les galeries d'art new-yorkaises, et parmi celle-ci la plus célèbre : la galerie 291 sur la Cinquième avenue, dirigée par le photographe Alfred Stieglitz. Au début des années 1910, celui qui était le chef de file d'une photographie artistique marquée par le symbolisme (le pictorialisme) ouvrait ses portes aux avant-gardes européennes (Picasso, Matisse, Rodin, Picabia....). On imagine sans peine le mélange détonnant que pouvait produire dans les yeux d'un étudiant de Hine un dessin cubiste, une photographie pictorialiste et un document social. Il n'y a pas de théorie du rapport dialectique entre document et art, il y a seulement des exemples concrets tel que ces visites d'étudiants qui font partie des électrochocs d'époque. En 1917, le dernier numéro de la revue de Stieglitz - Camera Work - est le manifeste de la Straight photography. Il est entièrement composé d'images abstraites et de portraits de rue réalisés par un jeune photographe qui était certainement l'un des plus excités par les visites à la galerie 291 : Paul Strand (1890-1976). Il sera aussi l'invité de la prochaine exposition de la Fondation Cartier-Bresson.
Illustration : Portrait de Lewis Hine par Robert W. Marks, 1939, DR.